Le tome 14 de la Roue du Temps, Un Souvenir de Lumière, ultime volume de cette saga majeure de la fantasy moderne, sort chez l’éditeur français Bragelonne ce 2 novembre. C’est l’occasion de vous proposer cette petite histoire de l’aventure éditoriale de la Roue du Temps en français, qui est sacrément mouvementée !
Près de trente-trois ans se sont écoulés depuis la sortie du premier tome en anglais chez l’éditeur américain Tor Books, le 15 janvier 1990. En 2013, The Wertzone indiquait le chiffre estimatif de 80 millions d’exemplaires vendus. En 2021, Gamespot parlait de 90 millions. Difficile d’avoir un chiffre exact, mais tout un chacun conviendra que c’est énorme… dans le monde anglo-saxon à tout le moins !
En français, par contre, aucun chiffre n’a été dévoilé où que ce soit, et bien malin qui pourrait faire une estimation, pour une raison simple : depuis la sortie du premier tome chez Rivages Fantasy, en 1995, c’est carrément le bazar pour s’y retrouver. Trois traductrices et traducteur différents, au moins quatre maisons d’édition et au moins autant de collections… Cet article a donc pour but de “débordéliser” un peu tout cela et d’essayer d’y voir plus clair.
Disons le tout net : si vous commencez la Roue du Temps aujourd’hui, c’est chez Bragelonne qu’il faut lire l’œuvre de Jordan, dans la traduction de Jean-Claude Mallé. A la fois parce que c’est une traduction de qualité (quoique pas exempte de quelques coquilles), mais aussi parce que c’est la seule qui comprend l’ensemble des tomes. Chez tout autre éditeur, vous ne pourrez tout simplement pas lire la fin de la Roue du Temps, avouez que ce serait dommage !
Et nous préférons vous prévenir : certaines couvertures des éditions passées de la Roue du Temps sont tellement absurdes qu’elles piquent les yeux ! Bon voyage éditorial 😉
Le début de l’histoire : Rivages Fantasy (1995-2004)
L’histoire francophone de la Roue du Temps commence chez la maison d’édition Rivages, dans la collection Rivages Fantasy, créée en 1992 et arrêtée en 2004. C’est la traductrice Arlette Rosenblum qui se lance dans le boulot assez titanesque de traduire en français la fresque de Jordan, et c’est avec elle que de nombreux lecteurs ont découvert l’œuvre de Jordan. Surtout connue pour ses traductions de l’auteur de Science fiction Jack Vance, Mme Rosenblum traduit les six premiers volumes anglais de la Roue du Temps, mais l’éditeur coupe chaque tome en deux, malgré le grand format. C’est donc douze volumes qui sortent sous sa plume de traductrice.
Les Champions (Warders), compagnons des Aes Sedai, y sont des liges; les Rejetés, caste des principaux serviteurs du mal, y sont des Réprouvés; les Naturelles (femmes qui savent canaliser sans avoir besoin d’apprendre) y sont des Sauvages; l’Epine dorsale du Monde est “l’Echine du Monde”, et ainsi de suite…
Quoique qu’agréable à lire, cette traduction prend un tour relativement “médiévalisant”. Le terme de “Lige” en est un exemple, mais c’est surtout l’ambiance générale qui a un petit côté suranné. Disons le : cela ne correspond pas vraiment à ce que Jordan a voulu imprimer comme ambiance. Il indiquait en effet que son œuvre se déroule dans un monde plutôt “Renaissance”, se situant à la fin du 17ème siècle. Il faut aussi ajouter quelques réserves des lecteurs quant à des expression mal traduites ou des incohérences.
Nous sommes quelques-uns à revenir à la traduction d’Arlette Rosenblum aujourd’hui, plus par nostalgie qu’autre chose. Certains se reconnaîtront dans ces propos !
Les couvertures des douze volumes sortis chez Rivages sont… tout aussi médiévalisantes que le texte. Cottes de mailles, scènes dans le pur style des légendaires tapisseries de Bayeux, dessin japonisant, voir même horde mongole : tout y passe, parfois sans cohérence ni rapport avec le contenu du tome. En voici quelque unes ci-dessous, qu’on qualifiera à tout le moins de particulières…
Il faut noter que ces couvertures ne disparaîtront pas avec l’édition Rivages Fantasy, car le club de lecture France Loisir réédite la Roue du Temps à partir de 2006 en les reprenant dans un format moyen (donc ni grand ni poche).
Pocket (1997-2012) – Attention, ça pique les yeux !
En parallèle de l’édition en grand format chez Rivages Fantasy, l’éditeur Pocket (appartenant à Univers Poche, Editis) sort à partir de 1997 la version poche de la Roue du Temps. Il y a chez cet éditeur deux périodes : à partir de 1997, puis à partir de 2005. Le texte est évidemment inchangé par rapport à l’édition de Rivages Fantasy, mais Pocket rajoute des titres venus d’on ne sait où. C’est ainsi que le premier tome anglais, nommé L’Oeil du Monde, devient L’invasion des Ténèbres. Le Dragon Réincarné (tome 3) devient Le Maître du Mal. Et ainsi de suite.
Du côté des couvertures, c’est proprement ahurissant. On nage là dans le grand n’importe quoi, notamment durant la première édition chez cet éditeur. Nous vous laissons juger par vous-mêmes…
Loin de nous l’idée de manquer de respect à Wojtek Siudmak, peintre d’origine polonaise, qui a illustré probablement des centaines de romans de Science fiction en France, mais nous avons clairement le sentiment que Pocket piochait au hasard dans les peintures à l’huile de cet artiste pour les couvertures des romans qu’ils éditaient. l’Homme de Vitruve à l’envers que vous voyez ci-dessus, ou les espèces de machines spatiales du tome 2, n’ont clairement pas été dessinées pour la Roue du Temps. C’est tellement ridicule que les fans américains, à la recherche des couvertures les plus idiotes possibles de la Roue du Temps, ont placé celles-ci quasi en haut de la pile…
La seconde période chez Pocket est d’une autre facture, bien plus fidèle à l’esprit de l’œuvre. On y reconnaît Lan, Moiraine, Elaida… Nous nous demandons encore pourquoi cela n’a pas été fait comme ça dès le départ !
Fleuve Noir (2004-2010) : Simone Hilling reprend la main
Arlette Rosenblum, qui avait commencé sa carrière en 1959, termine de traduire Lord of Chaos, le tome 6 anglais de la Roue du Temps, en 2004 avec L’Illusion Fatale, qui est donc le tome 12 en Français. Avec quarante-cinq années de carrière, elle a probablement pris une retraite bien méritée, qui coïncidait de toute manière avec la fin de la collection Rivages Fantasy.
C’est donc chez un nouvel éditeur bien connu des amateurs de Fantasy et de SF, Fleuve Noir, que la Roue du Temps poursuit sa course. Nouvel éditeur, nouvelle traductrice, nouvelles couvertures… Il est en fait assez logique à l’époque que l’édition de la Roue du Temps atterrisse chez Fleuve Noir (aujourd’hui connue sous le nom de Fleuve éditions), qui appartient à Univers Poche, société mère de…Pocket. Créé en 1949, Fleuve Noir a édité des milliers de romans populaires, dont pas mal de Fantasy et de SF. Par ailleurs, Simone Hilling, qui succède à Mme Rosenblum, est connue pour avoir traduit notamment la Balade de Pern, d’Anne McCaffrey, mais aussi du Silverberg, du Marion Zimmer Bradley, etc. Bref, c’est une traductrice de fantasy et de science-fiction très expérimentée.
Editeur expérimenté, traductrice expérimentée : la Roue du Temps semble en de bonnes mains ! Hélas, la traduction de la Roue du Temps chez Fleuve Noir à partir du tome 13 français (donc 7 anglais) n’est vraiment pas une réussite. Elle donne aux fans le sentiment d’être tout simplement bâclée, avec un ensemble de coquilles, d’incohérences avec les tomes précédents et de fautes de traduction qui sont difficilement acceptables.
Une traduction bâclée, sanctionnée par une pétition des fans
Les lecteurs de la Roue du Temps sont tellement déçus que nous lançons alors sur la Pierre de Tear une pétition à destination de l’éditeur, qui répertorie les erreurs du seul tome 1, de la plus légère à la plus grave. A titre d’exemple : les prophéties du Dragon en début d’ouvrage ont tout simplement disparues ; la “guerre de l’eau” chez les Aiels (qui vivent dans le désert) devient une “brouille maritime”; les Aiels, toujours, portent des “épées” au lieu de “lances” (spears), grave contresens au regard du légendaire de Jordan; un chapitre titré “six stories” devient “six histoires” au lieu de “six étages” (alors qu’il se déroule dans un immeuble de six étages), ainsi de suite…
Nous ne voulons surtout pas accabler Mme Hilling, dont la carrière de traductrice ne saurait être remise en cause globalement. Nous ne savons d’ailleurs pas dans quelles conditions elle a travaillé et qui s’est chargé de la relecture. Mais nous ne recommandons évidemment pas cette traduction, d’autant que nous ne savons pas si les erreurs ont été corrigées dans d’éventuelles rééditions.
Du côté des couvertures, Fleuve Noir s’en sort par contre bien mieux que Rivages Fantasy, en étant bien plus cohérent avec l’esprit de l’œuvre. Enfin, nous avons des couvertures dessinées spécialement, et non pas choisies au hasard…
23 mars 2012 : Bragelonne reprend la main
Le décès de Robert Jordan, mort d’un cancer en 2007, marque un tournant pour la Roue du Temps, autant dans le monde anglo-saxon que pour nous francophones. La reprise du cycle par Brandon Sanderson, choisi dès 2007 par Harriet McDougal (la femme de Robert Jordan), occupe évidemment les discussions. Mais, d’après nos informations, Mme McDougal (elle-même éditrice) et l’équipe qui entourait Robert Jordan, décident de lancer un audit des traductions de la Roue du Temps dans différentes langues du monde. Ce faisant, ils se rendent vite compte que la situation n’est pas bonne dans le monde francophone : plusieurs éditeurs, plusieurs traductrices, des ventes qui sont jugées insuffisantes…
La décision est prise de retirer les droits à Univers Poche (maison mère de Fleuve Noir et de Pocket), qui pourront donc continuer à éditer leur propre traduction jusqu’au volume 22 (soit le tome 11 anglais, le dernier écrit par Robert Jordan lui-même), mais pas au delà.
C’est donc à l’éditeur spécialisé en fantasy et SF Bragelonne que la Robert Jordan Estate (organisme chargé de surveiller le bon respect des droits sur l’œuvre de RJ) décide de confier la publication en français de la Roue du Temps. Bragelonne et Harriet McDougal conviennent de proposer une traduction entièrement nouvelle, qui repart du début et même avant, puisque la traduction du préquelle Nouveau Printemps est prévue.
Pour les fans, c’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : une longue attente est à prévoir pour lire les volumes encore inédits en français, mais c’est une chance d’avoir enfin une traduction de qualité !
Le directeur de publication de l’époque dira alors que la Roue du Temps est “un monument romanesque, une immense saga, très riche (…) c’est un classique de la fantasy”, qui doit connaître un “traitement littéraire et éditorial digne de ce nom [qui] rompt avec une façon de la traduire et de l’éditer qui lui a donné une mauvaise image”.
Jean-Claude Mallé a mis dix ans à traduire l’ensemble de la saga de Jordan
C’est Jean-Claude Mallé, traducteur connu notamment pour son travail sur l’Epée de Vérité de Terry Goodkind, qui est choisi pour traduire la Roue du Temps. Il raconte, dans une interview donnée en 2012, qu’il avait d’abord traduit un des Conan écrit par Robert Jordan : il était donc familier de cet auteur. Il dévoile par ailleurs le fait que Fleuve Noir lui avait proposé, au début des années 2000, de prendre la suite d’Arlette Rosenblum, mais qu’il avait alors posé des “conditions inacceptables” : recommencer à zéro, et ne pas couper les volumes en deux. Cela lui avait été refusé, mais c’est exactement les conditions qui lui ont été proposées par Bragelonne en 2009 : il ne pouvait donc pas dire non !
Mallé, qui a eu l’occasion de rencontrer Jordan avant son décès, était bien conscient du côté un peu “médiéval” de la première traduction. La présence de grandes villes notamment, marque une époque plutôt Renaissance, “voir au-delà“. Pour son travail, il a donc d’abord commencé par se créer une nomenclature, qui soit “souple, pas pesante, pas archaïque”, puis de restituer “la musique qu'[il] entendait en tant que lecteur, qui était plus dynamique, plus rythmée”. Pour Mallé, la Roue du Temps est l’un des deux cycles qui tiennent sur autant de volumes, l’autre étant l’Epée de Vérité. “Le souffle y est, l’ambition est énorme”. Il pense que les personnages, notamment les personnages féminins, sont “beaucoup moins archaïques et faibles que ce qu’on pourrait penser quand on lit entre les lignes”. Pour lui, la Roue du Temps se destine à tout le monde, c’est “l’œcuménisme fait livre”. Pour ceux qui veulent en entendre plus de JC Mallé, voici un épisode de Lorecast, produit par SyFantasy.fr, auquel j’ai eu la chance de participer et où JC Mallé nous en dit plus sur sa vision de l’oeuvre de RJ.
Mars 2012 : trois volumes sortent en même temps
Le 23 mars 2012 est à marquer d’une pierre (de Tear 😉) blanche : les deux premiers volumes sortent en grand format chez Bragelonne, accompagnés de Nouveau Printemps, préquelle inédite jusqu’alors en Français. Le lancement est un moment important, et l’éditeur décide de mettre les moyens, à coup de publicité, d’interviews et même d’une bande annonce (voir ci-contre/ci-dessus). Quelques mois plus tard, les tomes 3 et 4 sortent à leur tour : presque d’un coup, c’est plus de 4000 pages de la saga que les lecteurs peuvent se mettre sous les yeux !
Pour nous, les fans, c’est la découverte de cette nouvelle traduction, et la Pierre de Tear donne alors un avis positif. Nous ne prétendons évidemment pas représenter l’ensemble des lecteurs de la Roue du Temps, nous ne parlons que pour nous-mêmes, mais c’est tout de même un bon signal !
Sur le fond, l’administrateur de la Pierre de Tear DragonSlayer indique alors que “le changement [avec l’ancienne traduction] est effectivement profond : Mallé a pris des libertés avec le texte, bien plus qu’Arlette [Rosenblum] ne l’avait fait. Comparer les deux traductions avec le texte original est assez révélateur. Là ou Arlette a fait du littéral “médiévalisé”, Mallé a changé certaines ponctuations, certains sauts de lignes, et mêmes des mots comme “pensa-t-il”, “déclara-t-il”, “songea-t-il”, etc. Il est bien plus original sur ces termes là qu’Arlette ou même Jordan qui abusait un peu des “said” et “thought”. il s’agit plus d’une adaptation que d’une traduction littérale.”
Les couvertures de l’édition grand format : peut mieux faire.
La sortie de cette nouvelle traduction est aussi marquée par de nouvelles couvertures. Bragelonne fait alors le choix de s’aligner en partie sur l’éditeur anglais Orbit Book. Cela a l’avantage de la simplicité : il s’agit de décliner la Roue du Temps sur des fonds de couleur différentes (plus ou moins bien choisis…). Mais pour égayer un peu la chose, tout de même relativement monotone, il est ajouté une sorte de brume, de fumée “mystérieuse”, qui voile l’arrière de la Roue. C’est un peu kitch, il faut l’avouer, mais bon, il vaut mieux cela (et de loin !) que les couvertures de chez Pocket !
Les couvertures de la version poche / Kindle : excellent !
En octobre 2018, soit tout de même plus de 6 ans après la sortie du premier volume en grand format, Bragelonne édite une version poche de la saga de Jordan. Considérant l’ampleur des volumes grand format, il est alors décidé dans cette nouvelle édition de couper chaque volume en deux, pour des raisons pratiques. Le principal changement sur la forme vient toutefois de la présentation des tomes : chacun d’entre eux est illustré par un objet emblématique, dessiné par l’illustrateur Didier Graffet.
Interviewé par la Pierre de Tear en octobre 2021, Didier Graffet nous indique alors : “C’est un choix de mon éditeur, Bragelonne, de mettre en valeur un objet ou un artefact emblématique de cette série. Je trouve l’idée plutôt originale, et puis l’éditeur voulait trancher avec des couvertures illustrées de manière classique montrant souvent une scène figurative…”. Très bien dessinés, avec force de détails, chaque couverture et l’objet qui va avec sont un bonheur à regarder. C’est une franche réussite, qui a été remarquée jusqu’aux Etats-Unis : le site DragonMount.com, acteur majeur du fandom de la Roue du Temps, a même fait une vidéo sur le sujet !
Voici ci-dessous quelques exemples de ces couvertures. La version ebook (la troisième), retrouve la tomaison originale et rassemble donc les dessins de deux tomes poche pour chaque volume.
La fin de l’aventure ?
La sortie du tome 14, ce 2 novembre 2022, marque-t-elle la fin de cette aventure éditoriale “rocambolesque”? Nous espérons que non. Tout d’abord parce que Bragelonne a récemment sorti la Carte de la Roue du Temps (vous pouvez nous retrouver en live avec l’illustratrice et l’éditeur pour parler de ce sujet) : il est donc permis d’espérer que d’autres inédits sortiront, tel The World of the Wheel of Time, ou Wheel of Time Companion. Mais aussi parce que des volumes en version poche sont encore à sortir, et de nouvelles couvertures de Didier Graffet sont encore à découvrir.
Merci Klian pour cet article exhaustif sur les diverses parutions françaises de La Roue du Temps ^^
Bonjour,
Merci pour toutes ces informations qui m’ont permis d’y voir plus clair !
Pour ma part, j’ai les 9 premiers volumes aux éditions France Loisir grand format (enfin plutôt moyen format), qui ont le même design que les ebooks, que je trouve magnifique, et dont les tomes ne sont pas découpé en 2 comme l’édition Bragelonne. Connaissez-vous cette édition ? Savez-vous si elle a été arrêtée ? Car je ne trouve pas les tomes 1à, 11, 12 13 14, c’est bien dommage pour ma petite collection :'(