L’esclavage dans la Roue du Temps

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La Roue du Temps tourne, et les âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Dans ces écheveaux de la Trame, s’affrontent, au rythme des tours de la Roue, le Créateur et le Ténébreux. Si cette dichotomie peut sembler manichéenne, nous nous rendons vite compte, nous lecteurs, que l’univers de Jordan est bien plus complexe.

L’Ombre a ses nuances, tout comme la Lumière. Dans cet article, je souhaite aborder un enjeu moral majeur : la pratique de l’esclavage. Dans la Roue du Temps, plusieurs peuples et factions ennemis des Ténèbres pratiquent l’esclavage, sous diverses formes. Commençons par expliciter ce que nous entendons par esclavage et en établir les formes les plus présentes dans l’Histoire humaine.

Une définition de l’esclavage

L’esclavage peut être défini comme l’abolition de la liberté d’un individu, qui se voit appliqué le droit de propriété au profit d’une personne physique ou morale tierce. L’esclave est assujetti à son “maitre”, “propriétaire” de par la loi, ou le fait. Le maître peut lui faire faire ce qu’il veut, théoriquement dans les limite des règles de la société esclavagiste. Ainsi l’esclave devient marchandise et peut être vendu ou échangé dans la majorité des cas.

Trois type d’esclavages ont prédominé dans notre monde.

Esclavage par dette

Premièrement, l’esclavage par dette. Celui-ci, est apparu aux prémices de l’histoire mésopotamienne, et nous en trouvons trace dans les premiers registres sumériens. Associé au système bancaire primitif, il est la dernière étape d’une incapacité à rembourser une dette. Cela a un grand impact sur cette forme d’esclavagisme : en théorie, l’esclave ne l’est pas a vie. Il demeurera “propriété” de son maitre seulement le temps de le rembourser. Il dispose donc d’un salaire qui le lui permet, tout comme une “protection légale” empêchant de le tuer ou de le mutiler. Bien sûr les abus sont très bien référencés, le premier d’entre eux étant le paiement de la nourriture et du logement par l’esclave lui-même, ce qui, mécaniquement, augmente sa dette, transformant une peine temporaire en calvaire perpétuel.

Il faut noter que par la nature même de l’instabilité de la météo et des rendements agricoles, les agriculteurs étaient les premières victimes de l’esclavage par dette. Leur période d’esclavage avait lieu en ville, et au bout de quelques années la famine guettait. Les autorités étaient alors contraintes de proclamer la libération de tous les esclaves, quel que soit l’état de leur dette. Ces “jubilés” avaient parfois lieu à intervalles régulier, jusqu’à 7 ans seulement. (source: Dette : 5 000 ans d’histoire, de David Graeber)

  • exemple en fantasy: Les Archive de Roshar, pour tout les esclaves hors parshes.
  • exemples historiques: Sumer, Akad, Grèce archaïque, les Indentures coloniales

Esclavage “classique”

Deuxièmement, l’esclavagisme “classique”. C’est probablement la forme la plus polymorphe : on la retrouve dans un grand nombre d’États de l’Antiquité jusqu’à récemment. C’est tout d’abord un esclavage à vie. L’esclave ne peut rien posséder et sa condition dépend de celle de son maitre. Certains esclaves peuvent ainsi se voir attribuer des fonction de commandement et d’influence si leur maitre est lui-même influant, tels les esclaves et affranchis de la maison impériale à Rome, ou encore les janissaires et haut-fonctionnaires appartenant a la famille d’Osman chez les Ottomans. En revanche, leur sujétion a leur maitre est totale et celui-ci a le droit de vie ou de mort sur eux.

  • Exemple en fantasy : les Codex d’Alera
  • Exemples historiques : Ottomans, Grecs, Romains

Esclavage racial

Troisièmement, L’esclavage racial. Très diffèrent des deux précédents, l’esclavage racial instaure une logique d’infériorité entre les peuples pour des raisons arbitraires, permettant ainsi de légitimer la mise en esclavage d’un peuple jugé inférieur. L’exemple le plus connu est la traite négrière dans ses trois composantes : la traite orientale, la traite atlantique et la traite intra-africaine.

  • Exemple en fantasy : Les archives de Roshar avec les parshes.
  • Exemples historique : Traite négrière, esclavage des Roms au moyen Age.

L’esclavage dans la Roue du Temps

Parmi les peuples de la Roue du Temps, la pratique de l’esclavage est peu répandue : elle est même inexistante dans l’espace principal où se déroule la sage, entre l’océan d’Aryth et la Colonne vertébrale du Monde. Pourtant cela n’empêche pas la notion d’esclavage d’être extrêmement prégnante à travers deux peuples essentiellement : les Seanchans et les Aiels.

Le double esclavage Seanchan.

Parmi tous les peuples de la Roue du temps, les Seanchans sont parmi ceux qui créent le plus de discussion, aussi bien entre les personnages dans l’œuvre que chez les lectrices et lecteurs. Il s’agit d’un Empire puissant, tentaculaire, esclavagiste et tyrannique mais aussi complexe et à l’organisation interne relativement originale.

L’empire Seanchanien est basé sur un ordre social des plus hiérarchises : des roturier jusqu’à la famille impérial en passant par les membre du Sang, chacun a sa place. Pour fonctionner, cette société impériale est fondée sur l’utilisation de l’esclavage, sous plusieurs formes.

Essentiellement, deux type d’esclaves se côtoient. Premièrement les da’coval, présent dans toute la société et ce à tous les niveaux. Deuxièmement les damanes, soit les naturelles (femme pouvant instinctivement utiliser le pouvoir de l’unique) ou des Aes Sedai asservies par les Seanchans et dirigées par les suld’am grâce à des a’dam (collier).

Les damanes

Véritable symbole de l’Empire Seanchan dans les livres, les damanes sont autant leur plus puissante arme que leur pire exaction. Femmes asservies depuis leur adolescence par l’Empire (elles sont retirées de leur familles sans aucune résistance), liées par un a’dam à leur sul’dam, elles ne peuvent se révolter. Par l’effet d’une simple pensée les sul’dam font souffrir leur damane, d’un geste elles les obligent a obéir. Les damanes sont à ce point endoctrinées par les sul’dam (forcément des femmes) qu’elles finissent dans la plupart des cas par être atteinte d’un syndrome de Stockholm. De fait, les damanes sont tellement infantilisées qu’elles obéissent et même aiment leurs sul’dame. Une fois libérées, elles ont extrêmement peur de ce qu’elles pourraient faire et se retrouvent le plus souvent incapables d’agir.

Mais si les damanes obéissent aux sul’dames. ce n’est pas à elles qu’elles appartiennent mais à des nobles ou à la famille impériale, tout comme les da’coval.

Les da’coval

Si les damanes sont, d’une certaine façon, des esclaves “raciales”, les da’coval sont des esclaves plus “classiques”. Présents à chaque niveau de la société, les da’coval sont des biens, ne possèdent rien, mais disposent d’un grand pouvoir. Si la majorité d’entre eux, homme ou femme sont des possessions de Seanchaniens de diverse condition, certains appartiennent à la famille impériale. Les premiers sont l’image même de l’esclave grec ou romain, réalisant les volontés de leurs maîtres… Tout du moins nous l’imaginons, car nous ne voyons que bien peu d’exemples de ce type d’esclavage dans les romans. En revanche nous côtoyons bien plus les da’coval de la famille impériale. Là encore nous retrouvons deux catégories.

Les So’jhin sont les serviteurs de la famille Impériale, que l’on pourrait comparer aux affranchis de la Maison Impériale à Rome. Dignes des plus grandes récompenses, hérauts de la famille, il sont leur voix, certains étant même qualifiés ainsi. C’est un honneur rare pour une personne du peuple née libre d’être choisie comme serviteur de haut rang. Sacrifier sa liberté, même pour les générations futures, est considéré comme un petit prix à payer pour un tel avancement social. Mais malgré leur grand avantages sociaux, deux caractéristiques de leur rang les confirment comme esclaves : le “suicide” obligatoire à la mort du membre de la famille qu’ils servent et l’obligation de le servir à vie.

Les chercheurs de vérité sont une police semi-secrète de la famille Impériale, ayant pouvoirs de vie et de mort sur le bas peuple Seanchan et sur certains nobles et membres du sang de faible rang. Craints dans tout l’empire ils incarnent la volonté implacable de la famille Impériale.

Les Gai’shain Aiels.

Peut-être le peuple le plus étrange des romans de Robert Jordan, les Aiels sont aussi l’un des plus distinctifs. Peuplant un désert appelé la Terre Tierce, croisement entre Bédouins, Japonais et Viking, ils suivent un code de l’honneur strict du nom de Ji’e’toh. Celui-ci guide leur vie et indique leur place dans la société. Basé sur le toh, sorte de dette d’honneur, le Ji’e’toh produit chez les Aiels des comportements que les autres peuples trouvent des plus étranges. C’est notamment le cas des Gai’shain.

Les Gai’shain son probablement la quintessence du Ji’e’toh. Aiels dont le ji (l’honneur) a disparu, il doivent un toh (dette) à celui ou celle qui les en a privé, et le servent ainsi pour le regagner. Le Gai’shain typique est l’Aiel vaincu au combat de façon appropriée, par exemple par un adversaire désarmé. Dans la société Aielle, seul les combattants peuvent devenir des Gai’shain.

Une foi devenue Gai’shain, l’Aiel doit servir celui qui l’a vaincu pendant un an et un jour. Durant tout ce temps, il ne devra s’habiller que de blanc et obéir aveuglément. Devant faire preuve d’humilité manifeste, l’état de Gai’shain est considéré comme honorable par les Aiel. De fait le Gai’shain en obéissant empêche son vainqueur de s’approprier son honneur. L’humilité devient ainsi quasiment un orgueil de bien servir.

Assimilable d’un certain point de vue à de l’esclavage par dette, (temps limité et le ji leur offrant une certain protection) les Gai’shain ne sont pas épargnés par les abus propres à l’esclavage. Ainsi des non Aiels peuvent devenir Gai’shain malgré les règles du Ji’e’toh et il est courant qu’ils subissent viols et agressions sexuelles. Tout aussi grave, certaines tribus aielles peu scrupuleuses tentent de prolonger la période de service des Gai’shain.

Conclusion

La notion d’esclavage est très importante dans la Roue du Temps. D’abord moteur d’une partie non négligeable des intrigues, elle “complexifie” l’approche des Aiels et nous en rend les Seanchans parfaitement antipathiques. En cherchant des systèmes d’esclavagisme non racial, Robert Jordan quitte l’approche très “Etats-Unienne” de l’esclavage pour une autre plus antique. Au fil de la saga, l’esclavage devient un des plus importants points de tension entre le Seanchan et les autre peuples, compliquant l’alliance contre les forces du Ténébreux.

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
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  • #1399
    Cosma llazdarCosma llazdar
    Participant

      La Roue du Temps tourne, et les âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Dans ces écheveaux
      [See the full post at: https://www.pierredetear.fr/2021/12/31/esclavage-dans-la-roue-du-temps/]

      #1649
      ManiMani
      Participant

        Merci beaucoup pour cet article très intéressant ! J’ai quelques remarques complémentaires à soumettre.

         

        D’abord, il me semble que le statut des Gaï’shaïn relève de la notion d’esclavage volontaire, dans le sens où il fait l’objet d’une acceptation totale, y compris de la part de ceux qui le subissent. Il n’y a là aucune dimension morale ni punitive. C’est d’ailleurs une des raisons, mentionnées dans l’article, pour lesquelles les Shaïdo sont frappés d’infamie : ils dénaturent complètement le statut des Gaï’shaïn et, par extension, la nature du ji’e’toh.

        La question de l’esclavage volontaire est intéressante dans la mesure où il s’agit d’un vrai sujet dans le monde actuel. On peut par exemple parler du statut de soumission de la femme dans un certain nombre de sociétés, où certaines femmes vont le dénoncer (quand elles le peuvent) quand d’autres vont le revendiquer (mais dans quelle mesure est-ce sous la contrainte ou l’effet d’une acceptation gravée dans les esprits par l’éducation/le lavage de cerveau ?).

        Par ailleurs, les Aiel ont pratiqué la vente d’esclaves, ce qui donne un éclairage différent à leur relation à l’esclavage, mais j’en reparlerai un peu plus bas.

         

        Deuxième remarque, il me semble qu’il y a un oubli de taille dans les formes d’esclavage qui ont prédominé dans notre monde  : le servage.

        Les serfs ne sont pas des objets, ils disposent de certaines libertés (exploiter un lopin de terre à titre personnel, par exemple), mais leur liberté au sens large est inexistante dans le sens où ils sont juridiquement liés à une terre (lorsque la dite terre appartient à un seigneur/membre de la caste dominante). Beaucoup de fantasmes ont été associés au servage, colportés par des auteurs comme Voltaire ou Michelet (on pense notamment à la légende infondée du droit de cuissage), mais il n’en est pas moins resté une forme atténuée d’esclavage qui a persisté jusqu’au 20e siècle dans certains pays.

        À ma connaissance, aucune forme de servage n’est décrite dans la Roue du temps, mais ça mériterait de s’y pencher davantage, notamment en ce qui concerne mon troisième point ci-dessous.

         

        Enfin, je crois qu’il faut absolument mentionner Shara sur la question de l’esclavage. Cette contrée conserve un statut mythique pendant pratiquement les 13 premiers livres, mais dans la mesure où Shara fait une entrée remarquée lors de Tarmon Gaï’don, on ne peut pas en faire l’économie.

        La société de Shara est organisée autour du pouvoir absolu donné à une caste. Grosso modo, en mettant de côté la question de ceux qui manient le Pouvoir unique, ceux qui n’appartiennent pas à cette caste sont séparés en deux groupes : d’une part le peuple, dont le statut est à peine supérieur à celui de l’animal, et d’autre part tous ceux qui ont les yeux bleus, gris ou verts, qui sont exactement assimilés à des animaux (domestiqués ou pas encore domestiqués). Cela relève bien évidemment de l’esclavage racial, mais on pourrait se poser la question (sans probablement jamais trouver de réponse) de savoir si le statut du peuple à Shara relève ou non d’une forme de servage.

        Et comme je le mentionnais plus haut, après la guerre aielle et la trahison de Cairhien, les Aiels ont pris pour habitude de vendre en esclavage à Shara les ressortissants de Cairhien qu’ils trouvent sur leur territoire. On peut sans doute considérer que, davantage qu’une punition, il s’agit à leurs yeux de la marque de mépris ultime. Il s’agit là d’une évocation d’un rouage crucial de l’esclavage racial, celui du commerce des esclaves, une notion très peu abordée dans la Roue du temps. Les Aiels font commerce d’une forme d’esclavage qu’ils rejettent dans leur propre société.

         

        Merci encore pour cet article de fond sur la Roue du temps !

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